Qui n'a jamais entendu parler de la « bosse des maths », notamment ?
Ce concept, selon lequel l'inné primerait sur l'acquis, remonte au début du XIXème siècle avec l'apparition de la criminologie et des théories eugénistes :
En 1820, le neurologue viennois François Joseph Gall (1757-1828) énonça sa théorie, la phrénologie, selon laquelle il serait possible « de reconnaître plusieurs dispositions intellectuelles et morales de l'homme et des animaux par la configuration de leur tête ».
Selon lui, à cette époque, le cerveau développe des lobes plus ou moins importants, chacun de ces lobes étant chargés d'une fonction intellectuelle bien précise, qui modèlent la forme du crâne. Il suffisait donc, à partir de là, de palper les bosses et renflements de la boîte crânienne pour repérer les « idiots » ou les « criminels nés », mais, également, pour classer les êtres humains selon leurs caractéristiques physiques.
Une théorie fausse, dans son ensemble, puisque des études de physiologie ont permis de révéler que les fameuses bosses apparaissent selon la position du nouveau-né, dans son lit, en fait.
Ceci dit, la contribution de Gall à la physiologie nerveuse aura été de premier ordre puisque, aujourd'hui, les techniques d'imagerie par résonance magnétique nucléaire ont confirmé son intuition géniale : le cerveau est effectivement constitué de zones fonctionnelles (centres de la parole, de la vue, etc.).
En 1860, ce fut au tour du médecin français Paul Pierre Broca (1824-1880), inspiré par les travaux de Gall, de développer sa théorie, la craniologie, selon laquelle la taille du cerveau dont nous héritons détermine l'intelligence de chacun d'entre nous : vous naissez avec le front haut du génie ou le crâne fuyant du débile. Théorie qui lui permit bientôt d'affirmer que l'homme européen, disposant d'un gros cerveau, était, de façon innée, plus intelligent que la femme et les autres races.
Ce qui est faux, bien entendu, puisque nous savons, aujourd'hui, que l'intelligence ne dépend pas de la masse cérébrale, mais « repose » sur la plasticité du cerveau (je parlerai de cette plasticité dans un prochain article;) ).
Des exemples comme Anatole France et Einstein, pour ne citer qu'eux, nous le montrent bien, d'ailleurs, puisque tous deux avaient des cerveaux bien en dessous de la moyenne, ce qui ne les a pas empêché d'être des génies dans leurs domaines respectifs.
Paul Pierre Broca a donc commis une erreur avec cette théorie, cependant, rappelons, tout de même, que c'est lui qui a découvert, en étudiant les cerveaux de patients aphasiques (incapables de parler), le « centre de la parole » dans le cerveau (connue maintenant comme « l'aire de Broca »), situé dans la troisième circonvolution du lobe frontal.
En 1876, le professeur de médecine légale italien, Cesare Lombroso (1835-1909), obtint la chaire de médecine légale de l'université de Turin et, ayant repris les travaux précédemment cités, publia son ouvrage « L'Homme délinquant (L'Uomo deliquente) » dans lequel il défendait la thèse selon laquelle la délinquance serait nettement plus fréquente chez certaines personnes porteuses de caractéristiques physiques, s'opposant, ainsi, aux conceptions sociologiques selon lesquelles les déviances seraient conséquences du milieu.
Son but ? Etablir une corrélation entre la forme du cerveau, l'hérédité et les comportements criminels, pervers ou suicidaires, tant pour des raisons de détection policière que dans un souci de guérir le criminel.
Son ouvrage eut un retentissement important dans le milieu de la médecine légale et de la criminologie, et les idées qu'il contenait firent l'objet de nombreux débats, notamment aux Congrès d'anthropologie criminelle en 1885, 1889 et 1895, au cours desquels les sociologues s'insurgèrent et critiquèrent ses méthodologies, défendant la thèse de l'influence prépondérante du milieu.
Ce fut La théorie de l'inconscient de Sigmund Freud qui finit de décrédibiliser définitivement celle de Lombroso qui, à la fin de sa vie, tenta, vainement, d'appliquer ses méthodes au cours d'enquêtes de police.
En Angleterre, l'homme de science britannique Sir Francis Galton (1822-1911), cousin de Darwin, persuadé que les facteurs héréditaires jouaient un rôle dominant, voulut prouver que ces facteurs avaient une influence déterminante dans la supériorité des races.
Il ficha et compara, donc, des milliers de photographies de criminels et d'asociaux en vue de découvrir le prototype du « dégénéré », entendant corriger la « race anglaise » et éviter aux bonnes familles de s'abâtardir.
C'est ainsi qu'il fut à l'origine de l'eugénisme, cette politique de l'amélioration raciale qui, comme nous le savons tous, connut un succès foudroyant dans les partis nationalistes et les milieux colonialistes du XXème siècle, et nourrit des politiques d'épuration ethnique.
Il s'agit, là, de l'extrême de la théorie « innéiste »...
Sachons, cependant, que Sir Francis Galton a été l'inventeur de nombreuses méthodes statistiques couramment employées, depuis, et de notions en psychologie comme l'étalonnage, la régression et la corrélation.
En 1897, le sociologue français David Emile Durkheim (1858-1917), l'un des fondateurs de la sociologie, combattit avec acharnement le déterminisme biologique des comportements en publiant sa célèbre analyse du suicide, dans laquelle il montre toute l'importance de la donne sociale dans le suicide, que ce soit la vie amoureuse et sexuelle, la situation familiale, l'éducation, l'influence religieuse, etc.
Sa méthode, ses principes et ses études exemplaires constituent, jusqu'à nos jours, les bases de la sociologie moderne.
Aujourd'hui, ces oppositions concernant l'inné et l'acquis sont toujours d'actualité, même si, en France, beaucoup d'éminents scientifiques s'intéressent plutôt à une approche multifactorielle pour expliquer les conduites humaines : sociale, génétique, cognitive, culturelle, sexuelle, médicale.
Les déclarations tranchées de Nicolas Sarkozy et l'énorme controverse qui en a résulté, notamment concernant son intention d'engager des recherches visant à détecter des comportements délinquants chez les enfants de 3 ans, nous l'ont montré.
Quand on pense que, le 4 mai dernier, deux frères de 8 et 11 ans ont été menacés de voir leur ADN prélevé pour avoir volé deux tamagoshi et deux balles rebondissantes dans un hypermarché du Nord, et que ces échantillons étaient destinés à être conservés dans le Fichier automatisé des empreintes génétiques (FNAEG), il y a vraiment de quoi s'inquiéter sérieusement ! Heureusement que le substitut du procureur a fait machine arrière... Mais il s'en est fallu de peu...
Pourtant, les propos de certains scientifiques sont clairs !
Lisez plutôt :
Axel Kahn, docteur en médecine et docteur en sciences, ancien interne des Hôpitaux de Paris, chercheur à l'INSERM avec une spécialisation en biochimie.
« La notion fondamentale à saisir est celle-ci : un gène ne commande jamais un destin humain. Il ne fait qu'intervenir dans un programme complexe auquel participent de nombreux autres gènes en interaction subtile avec un programme biologique qui définit la réactivité des hommes à leur environnement psychologique, psychique, éducatif, etc. Une fois pour toutes, il faut abandonner ces notions d'un gène du suicide, du crime, de l'agressivité ou de l'homosexualité ».
Thomas Bergeron, chercheur en génomique fonctionnelle à l'Institut Pasteur, à propos du déterminisme biologique sur la pensée.
« En général, les scientifiques préfèrent parler de « susceptibilité » plutôt que de déterminisime dans la très grande majorité des maladies psychiatriques. C'est seulement dans le rare cas de maladies génétiques dites « monogéniques » (telles la mucoviscidose où un seul gène muté est nécessaire pour être malade) que les individus pourraient être considérés comme « déterminés ». Cependant, ce terme est très mal choisi pour au moins deux raisons. D'une part la sévérité, voire même l'apparition, d'une maladie monogénique s'avère très souvent influencée par d'autres gènes et par l'environnement : il reste donc toujours extrêmement difficile de prédire les conséquences d'une susceptibilité génétique. D'autre part, il est complètement faux de dire : si c'est « génétique », alors on ne peut rien faire, la personne est déterminée à être malade. Heureusement, une mutation dans un gène n'empêche pas la personne d'être soignée. Cette relation indissociable entre « déterminisme » et « génétique » est donc fausse ».
Anne Fagot-Largeault, professeur au Collège de France, membre de l'Institut Pasteur, titulaire de la chaire de philosophie des sciences biologiques et médicales.
« Sur le prétendu déterminisme génétique des comportements et en particulier des comportements relevant de troubles jugés psychiatriques, il y a beaucoup de spéculations et très peu de faits scientifiquement établis, même dans les pays anglo-saxons. Aucune affection psychiatrique, dans l'état actuel des connaissances, ne peut être associée à des déterminations génétiques « fortes ». La seule pathologie « psychiatrique » pour laquelle des facteurs génétiques de « prédisposition », et pas de « détermination », aient jusqu'ici été identifiés, c'est l'autisme infantile – encore s'agit-il de probabilités faibles. Il ne faut pas confondre « trouble psychiatrique » et « comportement ». La pédophilie et les tentatives de suicide sont des comportements qui peuvent, selon les cas mais pas toujours, être liés à un trouble psychiatrique. Et encore, le lien n'est pas toujours clair... La plus grande prudence s'impose quand on cherche la « cause » d'un comportement déviant ou jugé anormal. Si nous respectons nos semblables, nous leur attribuons par principe une liberté de choix et la responsabilité de leurs actes, donc nous estimons qu'ils ne sont pas régis, comme des mécaniques, par les facteurs qui ont pu les influencer... ».
Catherine Vidal, neurobiologiste à l'Institut Pasteur, à propos des recherches engagées par Nicolas Sarkozy :
« Une équipe a cherché s'il existait des influences génétiques à « l'impulsivité », l' »agressivité », la « violence », c'est-à-dire des comportements très difficiles à définir, surtout chez des enfants de 3 ans. Au final, ils se sont rabattus sur des études faites sur les rats, qui peuvent difficilement fournir un modèle valable pour expliquer les conduites d'enfants et détecter les délinquants précoces. Un rat ne possède pas un néo-cortex qui contrôle le cerveau primitif, comme l'homme. Il ne développe pas une pensée consciente capable de contrôler ses instincts. L'étude a extrapolé depuis le rat jusqu'à l'enfant, pour arriver à nous dire, qu'à cet âge, il y aurait déjà des « tempéraments » asociaux, des « prédispositions » à la délinquance qui s'expliqueraient biologiquement. Comme si un enfant « impulsif » allait le rester toute sa vie et devenir un casseur. Comme si tout était joué à 3 ans ! C'est vraiment nier la plasticité de notre cerveau, qui contient 30 milliards de neurones, pouvant effectuer un million de milliards de connexions possibles. Si nous sommes programmés à quelque chose, c'est à apprendre. »
On se rend donc bien compte, après avoir lu tous ces propos, que la plus grande prudence s'impose dès qu'il s'agit d'aborder la question fort complexe des comportements humains et qu'il est totalement réducteur et dangereux de déclarer, comme c'était le cas au XIXème siècle, que tout s'explique uniquement par le biais de la génétique.
Nous sommes au XXIème siècle et les recherches scientifiques sont là, aussi, pour corriger les conceptions erronées des temps anciens !