« Ecopez !!! Cette garce va nous faire chavirer !!! »
« Nous nous y efforçons, capitaine !!! Mais les brèches… »
« Attention !!! »
Une vague plus monstrueuse que les précédentes gifla le pont, catapultant quelques malheureux matelots par-dessus bord. Agrippé à la barre, le capitaine s’efforçait de maintenir le cap, malgré tout. Si le grand mât, qui émettait de sinistres gémissements sous le joug des rafales marines, venait à céder, ils étaient perdus, le beaupré et le mât d’artimon ayant déjà rompu. Pas assez de nourriture, pas assez d’eau pour espérer regagner une berge en souquant, plusieurs milles les séparant de la terre la plus proche… Si encore la coque tenait jusque là…
« Capitaine !!! Une autre brèche à tribord !!! »
Il serra les dents et maugréa.
« Qu’est-ce que je t’ai fait, foutue salope, pour que tu t’acharnes ainsi contre moi ?! »
En guise de réponse, il reçut une violente gerbe d’eau salée qui le glaça et le laissa sans voix.
« L’eau s’infiltre dans les cales !!! » lui hurla un mousse en s’accrochant au bastingage.
Le vaisseau plongea alors brutalement en avant, projetant certains hommes affairés au pliage des voiles contre le gaillard, puis la proue refit surface, déversant des trombes d’eau sur le pont supérieur.
« Où est le capitaine en second ?!!! »
« Dans les cales ! »
« Ramenez-le moi immédiatement !!! »
« A vos ordres ! »
Quelques minutes plus tard, l’officier rejoignit le capitaine sur la dunette.
« Comment ça se présente, en bas ?! »
« Mal… Nous ne tiendrons plus longtemps… Il faudrait que cette tempête cesse sur le champ si nous voulons avoir un espoir de nous en sortir… »
« Et les matelots ?! »
« Ils sont extenués et commencent à paniquer… »
« Quelle bande de mauviettes !! Je me demande ce qui m’a pris de recruter cette armada de bons à rien !!! » jura le commandant.
Son second l’observa du coin de l’œil.
« Certains d’entre eux font circuler une rumeur, capitaine… »
« Une rumeur ?!!! Quelle rumeur ?!!! »
L’officier garda un moment le silence sous le regard interrogateur et furieux de son supérieur, puis finit par se décider à parler.
« D’aucuns prétendent que cette tempête ne serait pas le fruit du hasard… »
« Comment ça, pas le fruit du hasard ?!!! Expliquez-vous, nom d’un chien !!! »
« J’y viens, j’y viens, mon commandant… Sachez que c’est un peu difficile à annoncer pour quelqu’un qui vient tout juste d’intégrer votre flotte, et vous estime, comme moi… Disons, pour vous résumer la chose, que les marins pensent que la mer est en colère… que cette colère a une cause et… »
« Et quoi, à la fin ?!!! »
L’officier se racla la gorge avant de poursuivre.
« Et… que cette cause ce serait vous, capitaine... » acheva-t-il dans un souffle.
Le maître du navire prit un air interloqué.
« Moi ?!!! Mais qu’est-ce que c’est que ces sornettes ?!!! »
« Je ne fais que vous rapporter ce que colportent… »
« Et vous y croyez, vous ?!!! C’est ridicule !!! »
« Si vous me permettez, ils racontent une anecdote pour étayer leurs propos… »
« Allons bon !!! De quoi s’agit-il encore ?!!! Ces crétins ont trop d’imagination !!! Il va falloir que je surveille de plus près leur consommation de rhum !!! »
L’officier se racla de nouveau la gorge en le regardant.
« Vous n’êtes pas sans savoir que certains membres de cet équipage ont déjà navigué avec vous… »
« En effet, et alors ?!!! »
« Eh bien ces marins affirment que vous auriez commis un crime, lors d’une expédition, il y a un an… »
Le commandant ne dit mot, interdit. Son second prit donc l’initiative de continuer le récit tout en scrutant les expressions de son visage au fur et à mesure de l’histoire.
« Ils disent qu’une sirène aurait nagé à proximité de votre vaisseau, un jour, essayant d’ensorceler certains d’entre vous de son chant… que vous l’auriez faite harponner puis hisser à bord, alors qu’elle était encore vivante… sous l’emprise de l’alcool, la nuit tombée, vous lui auriez fait subir les pires supplices, en compagnie de certains hommes… puis vous l’auriez éventrée, suspendue au dessus de l’eau, et laissée se vider… vous ne l’auriez rejetée à la mer qu’au bout de plusieurs jours, une fois sa carcasse puante brûlée par le soleil… »
Il attendit quelques instants avant de poser sa question, accordant un peu de répit au capitaine qui semblait préoccupé et plongé dans ses souvenirs, puis se lança.
« Est-ce là la vérité, mon commandant… ? Est-ce que… »
« Silence !!! »
Le capitaine tourna brusquement la tête dans sa direction et le toisa avec mépris.
« Quand je pense que vous croyez à toutes ces foutaises… quoi qu'il en soit, cela ne vous regarde pas !!! »
Stupéfait, l’officier essuya l’attaque sans broncher puis osa redemander une confirmation des dires des matelots au commandant qui refusa encore de lui répondre et le repoussa, d’un geste brusque, contre la poupe du vaisseau.
La consternation du second se muant progressivement en une rage noire qui finit par le submerger, il franchit alors résolument le mètre qui le séparait de son supérieur, empoigna vigoureusement son col et le projeta violemment en bas de la dunette. Le capitaine n’eut pas le temps de se relever qu’il se ruait déjà de nouveau sur lui, s’emparant de sa chevelure pour aller fracasser son visage contre le bastingage, sous les yeux ébahis des quelques marins qui n’intervinrent pas.
« Cela ne me regarde pas ?!!!!!! » rugit l’officier avec fureur « Nous allons chavirer par votre faute, et cela ne me regarde pas ?!!!!!! Dîtes-moi pourquoi vous avez refusé toutes les missions depuis cette histoire de sirène, jusqu’à maintenant ?!!!!!! Ne craigniez-vous pas ce qui se passe aujourd’hui, monsieur le commandant en chef ?!!!!!! Oh mais que si !!!!!! Vous y avez bien songé !!!!!! Seulement vous avez osé croire qu’une année suffirait à laver l’affront, n’est-ce pas ?!!!!!! Répondez !!!!!!! »
Le nez fracturé et la bouche ensanglantée, le capitaine parvint à peine à articuler.
« Ce ne sont que des sornettes… de telles choses ne peuvent exister… »
« Bien sûr qu’elles peuvent exister !!!!!! Je les crois, moi, ces superstitions de marin, monsieur !!!!!! Et je vais vous dire !!!!!! Ni moi, ni aucun homme présent ici n’a l’intention d’aller par le fond à causes de ces « sornettes », comme vous les appelez !!!!!! »
Joignant le geste à la parole, il écrasa, à plusieurs reprises, son poing sur le masque tuméfié du commandant qui n’eut pas même la force de riposter, le saisit de nouveau par les cheveux, l’incitant à le suivre mi rampant, mi trébuchant jusqu’à la coupée puis, le redressant d’un énergique coup de rein, il lui administra un terrible crochet qui le fit chanceler en arrière et basculer par-dessus bord.
Aussitôt, l'officier put distinguer une nuée de créatures se précipiter sur le corps naufragé du malheureux puis, subitement, le vent tomba, les vagues diminuèrent, et tout redevint calme.
@Myrddhin